Article mis en avant

"Mademoiselle", ou l'âge des femmes

 Longtemps, j'ai tourné autour du terme "mademoiselle". En parler dans le blog, ou pas ? Jusqu'au jour où je suis tombée s...

Avec MeToo, se libérer ...des procédures juridiques démocratiques

 
 "Il existe pour chaque problème complexe une solution simple, directe et fausse" (H.L. Mencken)
 
Longtemps, j'ai hésité.
A aborder ce sujet sensible : la parole libérée des victimes de violences sexuelles, confrontée au respect de la présomption d'innocence. A soulever cette question complexe : la vague MeToo à l'assaut des piliers de l'Etat de droit.
 
Puis j'ai cessé de tergiverser. Le présent blog n'est pas supposé éviter les sujets sensibles et complexes. Au contraire.
 
A l'origine, la "vague" MeToo est limpide.
Elle a libéré la parole des victimes d'agressions sexuelles (soyons précis : la parole des femmes), favorisé la prise de conscience collective de l'ampleur de ces agressions, donné le courage à de nombreuses personnes de sortir du silence autour des abus sexuels, de se battre contre les harcèlements.
C'est indéniable, la cause est juste, les questions soulevées sérieuses. 

Et les réponses ?
Plongeons dans le monde selon MeToo, d'où jaillit le progrès puissance mille, naît une aube radieuse, surgit une nouvelle ère.
Dans les médias, sur les réseaux sociaux, les accusations publiques fusent, les hommes puissants chutent, les applaudissements crépitent.
En route pour la révolution féministe !
Un bienfait universel, pur cristal.

Comment ne pas s'émerveiller, ne pas se réjouir, ne pas se prosterner ?  
 
Il n'empêche, des rabat-joie gâchent l'ambiance :
Attention au tribunal médiatique ! Sauvons la présomption d'innocence ! Préservons l'Etat de droit, l'édifice démocratique, le système judiciaire !
 
Petit rappel : 
La déclaration des droits de l'Homme et du Citoyen de 1789 consacre le principe fondamental de la présomption d'innocence : "tout homme (est) présumé innocent jusqu'à ce qu'il ait été déclaré coupable" (article 9). 
Il ne peut y avoir d'opinion préconçue de la culpabilité d'une personne mise en cause, et la charge de la preuve incombe à l'accusation.
Cette conquête majeure de l'Etat de droit est désormais consacrée à tous les niveaux, international, européen et national (Déclaration Universelle des Droits de l'Homme de 1948, Convention Européenne des Droits de l'Homme et des libertés fondamentales de 1953, reconnaissance par le Conseil Constitutionnel français le 20 janvier 1981, article 9-1 du Code de procédure pénale créé par la loi du 4 janvier 1993, loi du 15 juin 2000).

Les trouble-fête ont l'audace de lancer ces pavés juridiques dans la mare MeToo, de jeter le trouble dans sa limpidité angélique.
 
Les apôtres du Nouveau Monde répliquent à la sulfateuse :
 
- Défendre la présomption d'innocence et l'Etat de droit ? Mais quelle honte.
Consternant.
- Mettre en avant la présomption d'innocence ? Mais quel scandale.
 C'est feindre d'ignorer les failles de l'institution judiciaire en matière de violences sexuelles, lesquelles demeurent impunies dans leur vaste majorité. 
C'est négliger les difficultés de réunir les preuves pour des crimes souvent sans témoins.
C'est mépriser les victimes confrontées aux dysfonctionnements des procédures judiciaires.
Comment osez-vous ?

Infâmes donc, les arguties juridiques des pisse-vinaigre. Et il y a plus.
Les missionnaires du Monde selon MeToo le clament, elles sont en outre inopérantes, inefficaces :
 
- L'objectif est d'éradiquer le fléau mondial des violences sexuelles. Ambitieux projet ! Ne comptez surtout pas sur les institutions juridiques pour l'atteindre !
C'est simple, pour répondre aux besoins de réparation des survivantes de violences sexuelles, employons d'autres circuits.
- Ne nous laissons pas intimider par le principe de la présomption d'innocence. Il n'a rien d'absolu, son domaine se limite aux enquêtes judiciaires.  
Sortons de ce cadre, problème réglé. Adieu la procédure pénale, d'autres règles s'imposent.
Place à la liberté d'information, à la liberté d'expression. Aux révélations médiatiques régies par des règles déontologiques, bien sûr. Respectées par les journalistes, cela va de soi. (Oublions les réseaux sociaux)
Permettons à chacun d'exercer sa liberté d'expression, envisageons des alternatives, agissons hors de l'arène judiciaire.
Ignorons la justice judiciaire, au nom de l'intérêt public évidemment.

Les prosélytes MeToo ne se bornent pas à éviter l'appareil judiciaire. Ils savent également forger de nouveaux outils pour modifier celui-ci de l'intérieur :

A bas l'usage dévoyé de la présomption d'innocence (ce piège patriarcal) et autres boulets du système pénal démocratique (débat contradictoire, prescription...), juste bons à protéger les prédateurs et à faire taire les victimes :
- Prouver la culpabilité des accusés d'agression sexuelle est compliqué, parfois impossible ? 
Remplaçons la présomption d'innocence par la présomption de véracité, ou la présomption de crédibilité des plaignantes. Plus question de les présumer menteuses.
Si vous tenez à obtenir un "faisceau de preuves", l'attitude publique ou ordinaire du mis en cause fera l'affaire.
- Tordons le cou à la prescription, inadmissible instrument d'impunité des agresseurs sexuels. Faisons-la sauter
Les règles juridiques sont inadaptées aux infractions sexuelles ? Adaptons-les ! Un régime spécial est indispensable pour réprimer ces violences spéciales.


Et les autres violences ? Il en existe bien d'autres sortes, telles que terrorisme, trafic de drogue, crime organisé et autres malfaisances ravageuses. Les combattre ne relève pas précisément du parcours de santé. 
De nombreux obstacles, y compris probatoires, compliquent l'identification, la poursuite, l'arrestation, la condamnation des auteurs.
La tentation est permanente de défendre les citoyens sans s'embarrasser des procédures judiciaires, notamment en matière de terrorisme
Les défenseurs des valeurs démocratiques et de l'Etat de droit ne manquent pas de s'indigner : on frémit à l'idée d'entrer dans un monde où les suspects seraient privés de leurs droits élémentaires
 
Dans quel monde entrons-nous au nom de la lutte - indispensable - contre les violences sexuelles ?
 
Panorama : 
Un problème complexe : les difficultés de traitement judiciaire des plaintes dans ce domaine.
Le Meilleur des Mondes MeToo nous offre une option toute simple :
Contourner les règles de procédure purement et...simplement.
Leur préférer arène médiatique, liberté d'expression, accusations, émotion, neutralisation des bourreaux.
 
MeToo se veut un mouvement (un tsunami, une révolution etc.) au service du progrès
Mais pour répondre aux insuffisances des tribunaux, il propose un tribunal populaire. Une justice par hashtags. Fondée sur l'émotion, l'opinion publique. Sur la dénonciation assimilée à la vérité, confondue avec la liberté d'expression.
Une justice sans juridiction, sans objection, sans enquête contradictoire, sans défense, sans normes juridiques.
Une justice en circuit court : accusation-sanction immédiate (exclusion sociale, professionnelle, familiale, politique).   
Une dénonciation d'agression sexuelle ? Vite un pilori. Dare-dare, une corde. Séance tenante, clouons le suspect (je veux dire, le coupable). Pendons-le. Haut et court. 
Dans quel monde entrons-nous ?
hors-la-loi et shérif

 
Un doux parfum d'arbitraire, une pointe de châtiment archaïque, un zeste de vengeance privée, un soupçon de Far West.
Le progrès, c'est la régression.
 
Dans sa grande largesse, le Salut Selon MeToo ne rejette pas toute procédure judiciaire. Il nous propose une seconde option, simple elle aussi.
"Adapter" les règles judiciaires gênantes. 
Leur préférer les condamnations sans preuve (l'Accusation, c'est la Vérité), sans limite de temps.
Une justice d'exception au nom de la lutte contre les violences sexuelles.
Dans quel monde entrons-nous ?
 
Grâce à l'Adaptation judiciaire, l'ère MeToo confond accusation et preuve.
- Elle érige en postulat que la Vérité sort de la bouche des femmes, autrement dit, leur applique le dicton similaire concernant les enfants. Assimiler les femmes aux enfants, du grand féminisme...
- De toute façon, ni les femmes, ni les enfants, ni personne, ne disent toujours la vérité. Les accusations mensongères sont rares, mais elles existent et donnent parfois lieu à condamnation.
-  De plus, de quelle vérité parle-t-on ? Les plaignantes sont certes souvent de bonne foi. Et alors ?
Elles expriment leur vérité, leur souffrance, leur vécu, leur ressenti. Cette parole doit être écoutée, prise au sérieux. 
Il n'empêche, aussi bouleversante soit-elle, elle se distingue de la vérité judiciaire, qui émerge d'un débat contradictoire, à charge et à décharge, pour déterminer si les critères juridiques d'une agression sexuelle sont remplis. Ce qui s'avère souvent complexe, notamment en matière de consentement, de ses ambiguïtés et de ses "zones grises".
- La grande Cause Purificatrice fige en vérité collective sacrée la parole des femmes, elles-mêmes enfermées dans l'identité de victimes, à perpétuité de préférence. Belle libération féministe...
Dans quel monde entrons-nous ?



 Au nom du - nécessaire - combat contre les violences sexuelles, doit-on améliorer le fonctionnement de l'institution judiciaire ?
Ou simplement s'en débarrasser ?
Doit-on améliorer l'application des principes fondamentaux de l'Etat de droit ? 
Ou simplement s'en débarrasser ?
Doit-on accorder un statut dérogatoire aux affaires d'agressions sexuelles ?
Introduire le loup de cette exception dans la bergerie de l'appareil judiciaire    démocratique ?
L'appétit vient en mangeant. Une exception après l'autre, le loup pourrait bien croquer tous nos droits citoyens.
Dans quel monde entrons-nous ?

"Et ça fait mal au cɶur de respecter les droits d'un salopard. Mais si on bafoue le processus judiciaire, cette république va partir à vau-l'eau" (Philip Kerr, "Metropolis")

4 commentaires:

  1. Fabien3/02/2022

    Sujet effectivement délicat à aborder, si le problème du patriarcat récemment mis sous les feux des projecteurs existe bel et bien, il est toujours bon de rappeler qu'une voix qui s'élève n'incarne pas LA vérité. Évidemment les statistiques montrent que les faux témoignages sont minoritaires, c'est bien pourquoi les témoignages des victimes sont absolument à prendre au sérieux, et l'on doit éviter les balaiements du revers de main des enquêteurs à coup de "comment étiez-vous habillée" et autres inepties. Mais tout de même, s'il faut s'indigner devant les victimes insuffisamment écoutées, il est honteux de prendre pour acquis TOUTES les accusations (et ce quelle que soit l'affaire...). Une condamnation à tord, n'est-ce pas un dénouement tragique par excellence ? Les histoires (réelles et fictives) regorgent de drames analogues, et l'ont sent à chaque fois la colère surgir à l'encontre des accusateurs. C'est facile, lorsqu'on sait de quel côté se placer, mais en justice les contours peuvent être bien flous... Le monde devient simple lorsqu'on le sépare en deux équipes de football (et il est connu que les stades regorgent d'humanistes).

    RépondreSupprimer
  2. Merci Fabien pour ton commentaire.
    "Une voix qui s'élève n'incarne pas LA vérité" : très juste. Ce qui n'empêche pas bien sûr de devoir écouter cette voix, et la prendre en considération, dans un cadre légal, autant que possible.

    RépondreSupprimer
  3. Je ne peux que comprendre cette envie d'en finir avec cette impunité et ce sentiment d'impuissance par "manque de preuve" de la part des victimes.
    Je pense qu'à partir d'un certain moment, quand on fait comprendre que les tribunaux ne suffisent pas, le terrain se déplace sur les réseaux sociaux, et ça peut à la fois libérer des victimes, mais au passage, salir aussi certaines personnes qui seraient alors des "victimes collatérales".

    Au passage, on notera qu'il est toujours possible aux personnes accusées de porter plainte en diffamation - je dis ça pour répondre à l'idée que la présomption d'innocence ne s'appliquerait que dans les tribunaux et pas ailleurs : si, la possibilité d'attaquer en diffamation en est la preuve. On ne peut pas dire publiquement certaines choses sans preuves.
    Mais je comprends très bien la frustration quand on voit que des agresseurs bénéficient justement de ces manques de preuve. C'est tellement révoltant qu'on pourrait se sentir légitime à foncer dans le tas.

    Après, si on croyait les femmes (et les autres victimes) sur parole, ça ouvrirait des dérives qui à mon avis nuiraient encore plus aux femmes que maintenant, car ça amènerait encore plus la suspicion sur les accusations mensongères.
    Un tel système aboutirait à mon avis sur une très profonde fracture entre hommes et femmes, élargissant encore plus les stéréotypes et les différences qu'on essaie de combattre.
    (un peu comme aux USA avec cette fameuse histoire d'hommes refusant d'entrer dans un ascenseur où il y a une femme).

    Le problème est complexe rien que sur le fait que par nature, il est très difficile de prouver ce genre de crime et que c'est "parole contre parole".
    Le problème a toujours été de trouver un équilibre entre prendre en charge une victime, et respecter la présomption d'innocence.
    Je ne suis pas spécialiste, et j'avoue que je sais pas trop comment faire pour améliorer le nombre de condamnations.
    - Déjà commencer par bien accueillir et écouter les victimes au lieu de leur poser des questions déplacées.
    Si autant de victimes ne portent pas plainte, c'est pas seulement parce qu'elles savent que très souvent ça n'aboutit pas, mais c'est avant toute chose parce que l'accueil est catastrophique par les autorités.
    - Eviter de requalifier les crimes en délits (si possible).
    - Systématiser les expertises psychologiques et médicales (pour les constats) car il me semble que c'est très loin d'être systématique

    Ce constat désastreux est malheureusement aussi le résultat d'une politique de rabotage des institutions depuis des années. (hopital, justice, etc... où on a de moins en moins de moyens, de personnel, etc...)

    Après, je pense qu'une chose très importante serait d'être extrêmement sévère sur les personnes qui font de fausses accusations.
    Il y a beau en avoir qu'une minorité, c'est bien à cause d'elles aussi qu'on en arrive là.
    Un des moyens pour progresser un peu, à mon avis, c'est de faire comprendre qu'une fausse accusation (si bien sûr il était prouvé que l'accusation est bien fausse, et pas par "manque de preuves") serait presque aussi grave que le crime lui-même. Ce sont des personnes qui sont tout aussi dangereuses que les criminels, et qui méritent une réponse pénale à la hauteur du préjudice non seulement pour les vraies victimes, mais aussi pour la société.

    Encore une fois, je comprends très bien cette envie de faire justice soi-même, quand on a l'impression que la justice ne peut pas faire son travail.
    Mais d'un autre côté, c'est aussi ouvrir la porte aux vendettas ou aux "contrats".Les fausses accusations sont une minorité, il faut qu'elles le restent à tout prix.
    Croire d'office les victimes, à mon avis, aurait comme effet pervers de faire exploser les accusations à tort, entraînant un amalgame gigantesque entre vraie et fausse accusation.
    Tout le monde y perdrait.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Merci Jorda pour ton commmentaire circonstancié, qui fait bien ressortir la complexité de la question.
      Tu as raison, même hors de l'enceinte judiciaire, la liberté d'expression n'est pas un principe absolu, ce que démontre la possibilité d'agir en diffamation. Toutefois, le procès en diffamation est souvent une parade illusoire : lorsque la diffamation est admise, c'est souvent (trop) tard, dans le silence, après le vacarme médiatique et les dégâts causés par la dénonciation calomnieuse.
      Tu as raison aussi sur la nécessité d'un équilibre indispensable entre les droits des victimes et la présomption d'innocence.
      Le mouvement MeToo a permis des avancées précieuses pour libérer la parole (et pas seulement celle des femmes, bon sang...).
      Mais libérer une parole ne peut équivaloir à la sacraliser. A s'asseoir sur les principes fondamentaux de la justice démocratique.
      Comme tu le rappelles justement, tout le monde y perdrait.

      Supprimer