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"Mademoiselle", ou l'âge des femmes

 Longtemps, j'ai tourné autour du terme "mademoiselle". En parler dans le blog, ou pas ? Jusqu'au jour où je suis tombée s...

Viols de guerre et hommes victimes, secret bien gardé

 
 "Le silence est l'arme des bourreaux" (Denis Mukwege, Prix Nobel de la Paix)
 
 
 Viols comme arme de guerre, violences sexuelles durant les conflits armés : un fléau épouvantable, de grande ampleur, aux conséquences dévastatrices.
Qui frappe-t-il ?
Instantanément, la réponse fuse : les femmes, jeunes filles, fillettes. Violences genrées, violences faites aux femmes.
Je partageais cette certitude.
Jusqu'au jour où par hasard, des recherches documentaires sur un autre sujet m'ont dévoilé un secret, "the darkest secret of war".
Un silence de plomb sur une réalité occultée avec soin, persévérance et efficacité : les violences sexuelles en temps de conflits armés frappent aussi - en proportions non négligeables - hommes, jeunes hommes, garçons.
En toute discrétion, tranquillité, impunité.
Mais chut !
 
Qui entretient cette omerta ?  A peu près tout le monde, victimes incluses.
Qui en profite ? A peu près personne, bourreaux exceptés.


• Les violences sexuelles en temps de guerre, armes de destruction massive
 
Elles incluent viols et tous actes de violence sexuelle directement ou indirectement liés à un conflit, y compris  l'esclavage sexuel, la prostitution forcée, la grossesse forcée, l'avortement forcé, la stérilisation forcée, le mariage forcé. Les auteurs appartiennent souvent à des groupes armés étatiques ou non étatiques, parfois à des entités terroristes. 

Ces crimes représentent un phénomène de grande ampleur. S'ils ont existé de tous temps, ils sont devenus endémiques et quasi systématiques dans les conflits contemporains, y compris en Europe.
Ils constituent une stratégie militaire ou politique à part entière, aux objectifs précis : 
dissoudre les communautés, procéder à un nettoyage ethnique et/ou religieux (par modification de la composition d'une population), répondre à des enjeux économiques (provoquer des déplacements de population pour s'approprier les richesses du territoire abandonné, s'enrichir par des trafics d'êtres humains), en user comme d'un outil de terreur, torture, répression politique, et parfois comme argument pour recruter des combattants.
Les violences sexuelles durant les conflits armés constituent de véritables armes de guerre, dont la vocation est d'humilier, déshumaniser, détruire. Déplacer, terroriser, contrôler.
 
Armes de destruction massive, emblèmes persistants de nombreux conflits armés, les viols en temps de guerre et toutes formes de violences sexuelles sont désormais interdits par le droit international et reconnus depuis 2008 par le Conseil de sécurité de l'ONU (résolution 1820) comme crime de guerre et crime contre l'humanité.

 
• Les violences sexuelles en temps de guerre, violences genrées ?

Visibles et de plus en plus systématiques, ces crimes enfin reconnus demeurent néanmoins parmi les moins signalés de tous, et n'ont fait à ce jour l'objet d'aucune étude mondiale.
Mesurer avec précision le fléau et le combattre s'avère compliqué : frappées d'exclusion et de forte stigmatisation, les victimes se taisent souvent. Les chiffres obtenus correspondent, au mieux, à des estimations, bien en-dessous de la réalité, ce qui freine les nécessaires réponses médicales, psychologiques, tout en favorisant l'impunité.
 
Les freins à la dénonciation et à la reconnaissance des sévices persistent ? Déterminer l'ampleur du phénomène demeure complexe ? 
Malgré imprécisions et interrogations, une ferme conviction s'obstine.

Le viol de guerre ? Une affaire de femmes, une violence contre les femmes, une violence genrée qui leur est infligée. Qui n'atteint directement les hommes qu'exceptionnellement.
C'est à l'égard des femmes que le viol comme arme de  guerre présente un caractère systémique et institutionnel, en utilisant le corps féminin comme outil de pression politique, économique, stratégique.
Conventions et traités internationaux sont formels : il importe de protéger les femmes et fillettes contre le viol utilisé comme arme de guerre.
Il importe de reconnaître cette agression comme une arme de guerre, crime spécial dont doivent être protégées les femmes comme victimes spéciales.
De lutter contre l'impunité des violences sexuelles liées aux conflits armés, subies par les femmes et les filles
De récolter des fonds pour les survivantes de ces violences.
D'aborder les questions du genre dans les conflits pour préserver les femmes de ces crimes. 

Sans état d'âme, sans réflexion, sans questionnement, j'avais adopté ce point de vue. 
Alors même que j'ai créé ce blog pour tenter de bousculer les idées reçues sur les destinées respectives des hommes et des femmes.
Puis, un jour, je repéré des documents, puis d'autres, et d'autres encore. J'ai lu.
J'ai découvert un secret. 
 
 
• Les violences sexuelles en situation de conflits armés, pas si genrées
 
Lorsque des agences internationales et humanitaires prennent la peine de creuser la question des victimes masculines, elles tombent de l'armoire :
Lors des conflits armés et des déplacements de populations civiles, viols et autres tortures sexuelles contre hommes et garçons se révèlent nettement plus répandus qu'on ne l'estimait. La prétendue absence - ou rareté - du problème se révèle un mythe, "mieux" encore, une caractéristique récurrente, souvent systémique
Ces crimes, supposés inhabituels, exceptionnels, s'avèrent avoir été perpétrés, sous des formes variées (viols, mutilations sexuelles, stérilisation, tortures génitales, etc.), dans au moins 30 Etats différents affectés par un conflit armé, dans divers contextes, notamment à l'encontre de déplacés ou réfugiés, en centres de détention, dans les rangs de forces armées étatiques ou non.
Par exemple :
De nombreuses violences sexuelles ont été commises contre des hommes en Tchétchénie (1994-1996, 1999-2000), de manière quasi systématique en Libye, généralisée en Syrie ou dans des camps de prisonniers à Sarajevo.
Par exemple :
Hommes et garçons ont été exposés à des agressions sexuelles en situation de conflits armés en Ouganda, au Burundi, au Sri Lanka, en République Démocratique du Congo (dans ce pays, selon une étude de 2010, la population masculine des territoires de l'est aurait été visée à hauteur du quart ,voire du tiers), au Liberia (sans doute près d'un  tiers de combattants victimes), ou en Ukraine, en 2022.
Par exemple : 
Des violences sexuelles, amples et systémiques, ont été infligées à des hommes (castrations, mutilations, stérilisations forcées) aux fins d'épuration ethnique en ex-Yougoslavie, dans les Balkans (notamment à l'encontre des Bosniaques musulmans), au Rwanda.
 
Si les recherches et études sur les violences sexuelles faites aux hommes et garçons en temps de conflit sont peu fréquentes, dès qu'elles sont réalisées, elles révèlent que ces abus sont réguliers, communs, omniprésents et généralisés.Qu'ils sont même parfois commis, ou commandités, par des femmes.
Qu'ils n'ont pas de genre. Qu'ils sont pourvu d'un immense impact de destruction.
Ils n'en demeurent pas moins engloutis sous un tabou persistant à l'efficacité redoutable.
Qui entretient ce silence ? 
 
 
•  Les violences sexuelles faites aux hommes en temps de guerre : silence généralisé
 
Humiliées, honteuses, les victimes des violences sexuelles liées aux conflits armés se taisent, femmes et hommes.  
Le tabou pèse encore plus lourd sur les victimes masculines, à cause... d'à peu près tout le monde.
 
- Les organisations internationales et humanitaires
Les ONG internationales de secours et de droits humains ainsi que les Nations Unies ont longtemps ignoré les violences sexuelles faites aux hommes en temps de conflit.
Actuellement, si ces sévices font l'objet d'une ébauche de reconnaissance, ils demeurent le plus souvent invisibles pour les acteurs humanitaires et n'ont fait l'objet d'aucune initiative d'envergure par les organisations internationales.

- Les législations nationales 
Dans de nombreux pays touchés par les conflits, le cadre juridique fait obstacle à toute reconnaissance des victimes masculines.
Les législations de plus 60 pays ne reconnaissent aux hommes aucun statut de victimes potentielles de viol ou d'autres formes d'agressions sexuelles. Sans compter que des dizaines d'Etats persistent à criminaliser les relations entre personnes de même sexe, ce qui dissuade les personnes concernées de se manifester.

- Les juridictions pénales internationales et nationales 
Dans les rares cas où elles statuent sur les sévices sexuels subis par des hommes en temps de guerre, ces institutions judiciaires en escamotent souvent le caractère sexuel, prononçant des condamnations pour "tortures", traitements inhumains", ce qui alimente la culture de la honte et du silence. Il en va de même des "commissions vérité" destinées à suppléer aux procédures judiciaires.

- La conception restrictive des violences sexuelles, notamment durant les conflits, assimilées à un acte de domination masculine sur les femmes.
Cette approche se renforce de raisons économiques liées à une crainte de réduction des budgets dédiés à la prise en charge des victimes féminines, au profit de victimes masculines. 

- L'absence d'interlocuteurs spécialisés et de services d'aides adaptés
Certes encore très insuffisants, certains services de soins et d'assistance s'efforcent désormais de venir en aide aux femmes, entre autres à l'initiative du docteur Denis Mukwege.
En revanche, souvent considérés uniquement comme auteurs potentiels de violences, les hommes ne trouvent pas de lieux d'accueil ni d'interlocuteurs spécifiques, ce qui aggrave  leur mutisme.
 
- Les victimes 
Elles se taisent encore trop souvent, femmes et filles, hommes et garçons.
Le sous-signalement chronique est encore davantage généralisé concernant hommes et garçons.
En raison de la stigmatisation à leur égard aggravée par la perception du fléau comme uniquement dirigé contre les femmes.
En raison de la crainte d'être dépouillés de leur masculinité (supposée dominatrice, agressive, invulnérable), d'être réduits au même statut qu'une femme (supposée passive, non agressive), ou d'être considérés comme homosexuels parfois susceptibles, comme tels, d'être poursuivis en justice.
Ces victimes-là s'enfoncent dans un mutisme irrémédiable, ou dissimulent l'aspect sexuel des sévices subis. Invisibles, elles subissent des atrocités dans une quasi indifférence.
 
Des hommes humiliés se terrent, disparaissent.
A l'ombre des stéréotypes, règnent honte, déni, silence.
A l'ombre des préjugés, prospèrent les bourreaux.
 
 
• Le silence sur les victimes masculines de crimes sexuels en temps de guerre ne profite qu'aux criminels
 
Certes, les femmes subissent majoritairement les violences sexuelles en temps de guerre. 
Pour autant, elles ne bénéficient pas de l'omerta sur leurs compagnons de malheur, sur les victimes masculines. 
Réduire les crimes concernés à des agressions contre les femmes revient à les assigner à une identité de victimes, de personnes vulnérables, d'êtres faibles à protéger.
A perpétuer l'association traditionnelle - patriarcale - entre féminité et fragilité.
A entretenir, parallèlement, les préjugés sur la masculinité invulnérable, inviolable.
A resserrer le lien entre statut masculin et domination, hommes et pouvoir.
Dans ce contexte, déni et honte écrasent les victimes masculines. Comment survivre d'avoir été assimilées à des femmes, ces êtres faibles et incapables de se défendre ?
Il ne reste qu'à se taire, à disparaître.
L'impunité triomphe, les bourreaux gagnent.
 
 
 
Il n'est pas question de détourner l'attention des actions indispensables et urgentes pour protéger femmes et jeunes filles des violences sexuelles liées aux conflits.   
Il est question de non-discrimination, indissociable des droits humains, il est question d'égalité de traitement à l'égard de toutes les personnes.
 
Certaines ONG commencent à appliquer ces principes, en prônant l'inclusion des victimes de tous sexes dans les stratégies publiques de prévention et de lutte contre les violences sexuelles en période de conflits.
Quelques outils d'investigation sur les violences sexuelles perpétrées en temps de guerre s'efforcent d'aller dans le même sens. Par exemple, "Back Up",  application mobile sécurisée collectant les témoignages des victimes sans discrimination de genre, créée en 2018 par l'ONG "We are not Weapons Of War" (WWOW).

Mieux comprendre la variété des formes de violences sexuelles en situation de conflits et admettre la diversité sexuelle des victimes peut contribuer à les prévenir, à en réduire l'impact sur les communautés, à favoriser reconstruction, stabilisation sociale, tout en freinant perpétuation et retour des violences.
A qui peut profiter non-discrimination, égalité de traitement, équité ?
A peu près à tout le monde, bourreaux exceptés.







 

5 commentaires:

  1. La loi du silence est un obstacle récurrent au progrès, mais la communication sur de tels sujets est évidemment difficile. C'est bien d'insister sur l'utilisation des bons mots, et ne pas cacher les réalités derrières des termes volontairement flous et généralistes ! Merci pour cet article très bien sourcé

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  2. Merci à toi pour ce commentaire

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  3. Bon, je devais commenter tôt ou tard, alors mieux vaut tard que jamais ^^
    Sujet sensible mais nécessaire.
    Il y a une très sale habitude à minimiser les violences subies par les hommes, à la limite du "ils meurent, mais c'est normal".
    La tendance d'utiliser les femmes victimes pour "faire pleurer" est parfois également très hypocrite dans la mesure où on reste dans une stratégie larmoyante et que les victimes ne sont que des chiffres et pas des personnes.
    N'oublions pas que nous sommes dans une société (un monde?) où être "fragile" et "jouer les victimes" est devenu une insulte. C'est grave!

    Sur le papier, le viol des hommes ne commence à être pleinement reconnu que depuis quelques années seulement, et uniquement dans certains pays.
    La loi Schiappa sur le viol a changé en 2018 en France pour inclure le fait d'être forcé à pénétrer - ce qui inclut donc aussi les femmes violeuses qui n'avaient jusque là jamais été inquiétées par cette qualification de viol (reste à savoir comment ça se passe concrètement pour la reconnaissance depuis 2018... m'est d'avis qu'il faudra du temps...)

    Mais sur le genre, on retrouve un peu la même logique que pour les violences conjugales (et d'ailleurs certains psychologues sont d'accord pour rapprocher les violences conjugales de celles vécues en situation de guerre, il y a effectivement des points communs).

    Le viol est clairement un crime de guerre, fait pour anéantir les victimes.
    Et toujours cette manie de sélectionner les victimes (et les auteurs) en fonction du schéma stéréotypé agresseur/agressé est toujours aussi révoltant, et à combattre de toutes nos forces.

    En tout cas, un formidable travail de recherche avec de nombreuses sources officielles, ce qui est précieux.

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    1. Jorda, merci pour ton commentaire. Je suis très heureuse que tu aies apprécié mon travail, qui m'a pris du temps et occasionné pas mal de stress.
      Je tenais cependant à en venir à bout. Il m'apparaissait important (même à mon niveau si modeste) d'essayer de contribuer à mettre au jour cette ignorance, ce déni intolérable d'affreuses violences sexuelles, pour la seule raison que des hommes en sont victimes.

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    2. oui, c'est toujours très épuisant moralement de faire ce type de recherches, mais si on en a l'énergie, c'est un travail indispensable. Merci à toi =)

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