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"Penser la violence des femmes" : un livre contre les stéréotypes


"Penser la violence des femmes" :

Titre d'un ouvrage collectif et interdisciplinaire (histoire, sociologie, littérature, anthropologie...) réalisé sous la direction de Caroline Cardi et Geneviève Pruvost, sociologues, universitaires, chercheuses (éditions La Découverte, 2012, 2017).


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La violence de qui ? Des femmes ? Impensable !

Dès la préface, l'ouvrage constate cet "étonnement qui saisit le monde à l'annonce de toute violence exercée par le sexe féminin" (p.11).
Et nous invite, précisément, à y "penser" :
Pour "considérer les femmes hors de la cage de la domination", les "voir comme actrices volontaires de leur destin, fût-il violent" (p. 10).
Pour envisager autrement la différence des sexes, sortir des "catégories binaires", s'interroger sur "la reproduction de stéréotypes sur la violence" (p. 16).



Dans cette perspective, le livre dépiste trois principaux cadres d'analyse de ce sujet (très) sensible.

1. le déni
La violence des femmes fait "l'objet (...) d'un déni" (pp. 20, 33), d'un "tabou" (p. 33), d'une "occultation" (p. 7), subit les effets d'une mémoire sélective qui l'efface des évènements historiques  (p. 20 et s.).
Les institutions policières, judiciaires, scolaires, médiatiques sont réticentes à la reconnaître comme telle (p. 24 et s.).
De même que les mouvements féministes, soucieux avant tout de dénoncer la violence et la domination masculines sur les femmes (p. 31 et s.).

2. la tutelle
 Un autre mode de récit reconnaît la violence féminine, mais la disqualifie en la plaçant sous tutelle :
- soit des troubles du comportement, des déviances, des pathologies (p. 34 et s.),
- soit de la domination masculine, qui manipule et/ou utilise les actes violents des femmes (p. 44 et s.).
Les femmes n'accèdent pas au "statut de sujets" responsables "de leurs actes" (p. 44).

Ces "récits" (déni, tutelle) confortent les représentations traditionnelles d'une "nature" féminine étrangère à l'agression, attribut viril associé au pouvoir et à la domination (p. 354). 

3. l'émancipation
Ce cadre d'interprétation confère en revanche à la violence féminine une capacité d'émancipation (p. 46 et s.) par rupture avec "les codes d'une féminité docile" (p. 60) :
- à travers des mythes (les Amazones), des mouvements féministes, politiques, esthétiques, musicaux, des oeuvres cinématographiques ou littéraires,
- lorsque les femmes accèdent au pouvoir armé institutionnel - armée, police, milice - ou antiétatique et illégal - activisme politique, criminalité, délinquance - (p. 64 et s.).


A la lumière de ces schémas d'analyse, le livre explore la violence féminine sous de multiples angles.  :
  1. les violences politiques
Plusieurs études décrivent cette "double immixtion" des femmes "dans des territoires perçus comme masculins, (...) la violence et (...) (le) politique" (p. 84).

Elles évoquent ainsi les "femmes en armes au XVIème siècle", les "émeutières" parisiennes de 1775, la violence et les combats des femmes durant la "Révolution française", "la Commune",  la "lutte armée" au Liban et en Palestine, au Pérou, en Irlande du Nord.
Le livre aborde aussi le cas des "femmes génocidaires" au Rwanda, en observant qu'elles heurtent "l'idée de sens commun selon laquelle les femmes seraient naturellement enclines à la douceur et à la vertu" (p. 229).

     2. les violences dans les espaces privés

Nous découvrons le cas de Violette Morris, championne sportive qui a cumulé " toutes les situations de violence tenues pour inhabituelles chez les femmes" (p. 252).
La réflexion porte ensuite sur "la violence pédophile au féminin", "tabou social" frappé d'"invisibilité médiatique" (p. 267 à 269) et fondé sur une "conception binaire et dichotomique de la sexualité". En  attribuant "un caractère actif et dur à la sexualité masculine et (...) passif et doux à la sexualité féminine", cette conception non seulement méconnaît "la complexité de la sexualité humaine" mais contribue à perpétuer la "domination masculine" en assignant les femmes "aux soins des enfants" auxquels les hommes seraient inaptes (p. 275).

Les  études analysent également "la violence dans les relations lesbiennes", la "violence domestique des femmes au Mali", celle de femmes algériennes "en situation de rupture familiale" (p. 308 et s.), des "jeunes filles brésiliennes engagées dans des activités criminelles", respectées dans un univers très machiste (p. 342 et 343).

     3. le traitement institutionnel de la violence des femmes
 
L'ouvrage constate le "traitement différentiel" réservé par l'institution judiciaire aux femmes poursuivies pour faits violents.
Celles-ci sont présentées en victimes, en malades mentales, ou à l'inverse en monstres (p. 354 et s.). La "mobilisation des stéréotypes de genre" (p. 411-412) attribue aux femmes "la caractéristique de la faiblesse" (p. 408), des dispositions "à la soumission", une "moindre dangerosité" (p. 416).

Nous retrouvons cette "division de genre" dans l'étude consacrée à "la violence des femmes pendant les conflits armés" (p. 418 et s.).
Cette violence va "à l'encontre des normes et des représentations dominantes de la féminité" (p. 420).
Elle demeure  donc "invisible" ou présentée comme "exceptionnelle", "anormale" (p. 418 et s.), et les femmes réduites au rôle de "victimes civiles" des conflits armés (p. 429).
Les programmes de démobilisation des organisations internationales renforcent "ces représentations simplifiées" (p. 429) en oubliant les femmes combattantes (p. 423 et s.).

D'autres contributions se penchent sur les travaux des criminologues "au XIXème siècle" concernant la femme criminelle, ou sur "la violence des filles" et sa prise en charge en réponse à une "panique morale".

    4. la représentation des femmes violentes

Les études s'appuient par exemple sur "l'assassinat de Marat" par Charlotte Corday, le cas des "militantes d'Action directe" ou celui d'autres femmes révolutionnaires (p. 472 et s.) pour souligner le point suivant :
Les violences politiques féminines contrarient "l'idée prégnante d'une nature féminine douce et sensible" (p. 458), " la définition de la féminité, de la masculinité et des rapports entre les sexes" (p. 454).
Ce "trouble" (pp. 454, 494) conduit les récits littéraires (p. 489 et s.), artistiques (p. 443), médiatiques (p. 457 et s.) ou historiques (p.472 et s.) à réaffirmer  les "stéréotypes sexués classiques" (p. 458).
A représenter  les femmes impliquées dans des activités violentes en "victimes de leurs sentiments", "sous influence" (p. 461) -  masculine bien sûr -  ou bien perverses, folles, monstrueuses, "hors norme" (p. 502), hors des "normes de genre" (p. 470). Sans oublier d'effacer à cette occasion la "dimension politique" de leurs actes (pp. 443, 459, 483, 494, 503).



Le "Monde des livres" avait déclaré l'ouvrage "passionnant".
Je confirme.
Il est en outre très documenté tout en demeurant le plus souvent d'une lecture aisée.
A la fois synthétique, précise et complète, l'introduction générale est incontournable. Il est par ailleurs pratique de piocher à sa guise dans les différentes études proposées, à l'aide de la table des matières.

Mais "Penser la violence des femmes" ne constitue pas seulement une somme savante et documentée sur un thème peu exploré.
Le livre sert la cause des femmes.
Il n'oublie pas l'ampleur  et la nécessaire dénonciation des violences exercées à leur encontre (pp. 10, 493).
Il ne considère aucune violence comme un accomplissement ou un but à atteindre (p.12).
Mais par le constat - très nombreuses sources à l'appui -  que la violence n'est pas et n'a jamais été un monopole masculin (p. 513), il dépasse les stéréotypes de genre qui assignent les femmes à la douceur, la passivité.
Il leur restitue le statut de "sujets" capables "d'autonomie" (p. 357), de "capacité d'agir" (p. 518) dans tous contextes, privés, publics ou politiques, y compris par des actes violents.
Il leur restitue leur "humanité", "à part entière" (pp. 13, 360, 496).




4 commentaires:

  1. Très intéressante analyse de ce livre que je ne connaissais pas.
    Tout est dit, et j'espère que les gens prendront conscience qu'en effet, reconnaître la violence féminine ne dessert pas la cause des femmes.
    Je pense que notre société n'est pas encore prête à accepter cela et qu'il faut continuer à lutter malgré tout. Nous avons davantage besoin de livres et d'auteures comme cela.
    Encore merci pour ton article !

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    1. Merci à toi pour ton commentaire.
      Je crains que "Penser la violence des femmes" n'ait pas trouvé le succès public qu'il mérite, en dépit de critiques élogieuses.
      Il a été publié en 2012, puis réédité en 2017, quelques mois à peine avant le déclenchement de #metoo. Allez donc parler de violence féminine dans ce contexte...

      La société n'est effectivement pas prête, et me semble l'être de moins en moins ces jours-ci.
      A mon très modeste niveau, j'essaie tout de même de lutter contre les pensées uniques

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  2. Chère Cathy,
    Merci beaucoup pour cet article qui me fait découvrir un intéressant ouvrage! Ma curiosité est piquée, ne manque plus que l'occasion...
    Au plaisir de te lire,

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  3. Chère Guenièvre,
    Je suis ravie d'avoir éveillé ton intérêt !
    Il faut du temps pour lire en entier "Penser la violence des femmes", mais il peut se découvrir par petits bouts, et pas spécialement dans l'ordre.

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