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"Mademoiselle", ou l'âge des femmes

 Longtemps, j'ai tourné autour du terme "mademoiselle". En parler dans le blog, ou pas ? Jusqu'au jour où je suis tombée s...

Violences conjugales : bonnes et mauvaises victimes (2)


Petit rappel (cf. première partie de l'article) : les hommes représentent environ un quart des victimes de violences conjugales.
D'où vient cette estimation ?
Pas de mon imagination enfiévrée.
Ni de vociférations de misogynes éructant leur haine des femmes, la bave aux lèvres.
Mais de chiffres émanant de diverses institutions officielles, incluant ...le Haut Conseil à l'égalité hommes-femmes.

Pourtant, discours politiques et médiatiques, actions de prévention, indignations et autres manifestations assimilent violences conjugales aux violences - certes majoritaires - faites aux femmes (par les hommes).
Les autres catégories de victimes ? Disparues, comme dévorées par un trou noir.









Aucun redoutable phénomène cosmique n'est cependant coupable de cet effacement.
Le tour de passe-passe s'explique par des raisons aussi humaines que multiples.

Et ses effets se révèlent nocifs pour tout le monde.

Escamotage des "mauvaises" victimes : multiples raisons, faites votre choix


 1) Le silence des victimes masculines.

Les hommes victimes de violences conjugales se taisent.
Et très peu portent plainte, beaucoup plus rarement encore que les femmes.
Déjà qu'il s'avère très compliqué pour ces dernières de franchir la porte d'un commissariat ou d'une gendarmerie, d'y être prises au sérieux, écoutées, respectées.
Pour des victimes masculines, vous imaginez ?
Des hommes maltraités par leurs compagnes ? Laissez-moi rire.
Précisément, le sujet fait rire. Ne perdons pas une occasion de nous dilater la rate.
Ces victimes minoritaires mais bien réelles ne rient pas, elles.
Elles ont honte de n'avoir pas su "tenir leur femme", d'avoir perdu leur position supposée "naturelle" de dominants,
Maltraités par une femme ? Ces hommes n'en sont pas vraiment. Allons, un homme, un vrai, ça réplique, ça cogne (v. ci-dessous, paragraphe 3)...
Mépris et moqueries n'épargnent pas les hommes violentés par leur compagnon. Ou les femmes par leur compagne. Au commissariat par exemple, ces victimes recevront l'accueil qu'elles méritent :
"Juste une bagarre entre mecs", "du crêpage de chignons" ! ("Têtu", n° 218, printemps 2019, pp. 25 et 26).
 Allez, circulez.

Entre honte de soi, mépris et sarcasmes, les "mauvaises" victimes - dont le tort est de sortir du cadre "femme agressée par un homme" -  s'étouffent dans le silence.

Bien d'autres facteurs contribuent à consolider l'omerta.


2) Les violences conjugales considérées comme le fruit de la domination masculine.

Les brutalités subies par les femmes constitueraient, toujours, la conséquence logique de la domination politique, économique et idéologique des hommes, elles en exprimeraient la misogynie.
Le pouvoir masculin serait à la source de toute violence, exercée en public ou en privé.
Les femmes ploient sous le joug des hommes. Toujours, partout, par principe. A la ville, à la maison.
Et par conséquent...
Des hommes victimes ?  De violences conjugales ? Absurde !
Des femmes qui maltraitent leur conjoint ? Sans même avoir été provoquées par cet oppresseur ?
Et puis quoi encore..
On vit dans une société machiste, oui ou non ?

D'un geste discret, glissons donc sous le tapis :
Les violences conjugales exercées par des femmes sur des hommes, des hommes sur des hommes, des femmes sur des femmes.
Chut, fermons les yeux, bouchons-nous les oreilles sur ces maltraitances embarrassantes, elles font désordre.
Comment les raccrocher  aux conséquences "logiques" de la domination masculine, de la "misogynie", du "système patriarcal" ?
On ne va pas se compliquer la vie avec ces broutilles.
Ni discuter ce scénario si pratique, cette partition tellement harmonieuse :
Les hommes sont fondamentalement à blâmer, les femmes fondamentalement sans reproche .

Occultons donc les notes discordantes, les mauvaises victimes.


3) Les hommes sont physiquement plus forts, qu'ils se défendent !

Le bel argument que voilà !
Monsieur n'a qu'à rendre les coups à madame qui lui cherche noise, lui balancer un crochet du gauche et hop, le tour est joué : madame est neutralisée.
Oublions donc ces costauds pleurnicheurs (ridicules, comme rappelé § 1). Ils n'ont qu'à se défendre eux-mêmes. Ils savent faire.
Si t'es un homme, un vrai, tu montres tes muscles, tu cognes.











Je gratifierai cette subtile analyse d'un article ultérieur rien que pour elle.

Une ou deux observations suffiront ici.
- La violence des hommes infligée à des femmes est considérée (à raison) comme inadmissible. Mais se transforme en circonstance acceptable pour justifier le déni de la violence infligée aux victimes masculines...
- Par ailleurs, la violence conjugale, et plus largement familiale, ne se réduit pas à une question de domination physique.
Dans un couple, il existe des stratégies relationnelles et des facteurs psychologiques qui annulent la donnée de la force physique.


4) Parler des hommes victimes de violences porterait préjudice aux victimes féminines.

Les femmes ont mis des siècles à se faire entendre, on ne va pas affaiblir leur cause en laissant (encore) la parole aux hommes victimes (ces quantités négligeables).
Le simple fait d'évoquer ces derniers remettrait en question les violences faites aux femmes, leur ampleur, leur spécificité.
Pour combattre avec efficacité ces violences "systémiques" (les seules qui comptent), la solution s'impose :
Pas question de mélanger torchons et serviettes.
Que les victimes masculines se taisent donc, qu'elles ne parasitent pas le débat.
Qu'elles disparaissent.

Voilà, c'est fait : les "mauvaises" victimes ont disparu du débat. Alléluia.
Reste à savoir si les "bonnes" en bénéficieront vraiment (cf. plus bas).


5)  Les masculinistes instrumentalisent les violences faites aux hommes.

C'est indéniable.
Divers mouvements masculinistes d'une virulente misogynie utilisent les victimes masculines dans des discours anti-femmes agressifs.

Pareille situation ouvre deux options principales.
Ou bien (option fatigante) :
Combattre avec vigueur les arguments extrémistes et misogynes, les discours hargneux, la guerre des sexes.
Sans oublier de faire entendre la voix de toutes les victimes.
Et en rappelant bien sûr que s'intéresser à toutes les victimes de violences conjugales ne signifie pas nier ni minimiser les  violences faites aux femmes.

Ou bien (option reposante) :
Laisser le terrain libre aux outrances anti-femmes des masculinistes.
Abandonner les "mauvaises" victimes à leurs griffes .
Et les abandonner tout court.

Devinez quelle est l'option en cours à l'heure actuelle ? 


 Eclipser les "mauvaises" victimes de violences conjugales nuit à tout le monde


1) Aux hommes

Ils sont moins nombreux à subir des violences conjugales ?
Et alors ?
Celles-ci n'en affectent pas moins leur santé physique et mentale, ce qui nécessiterait études, dépistage et prise en charge.

Avec constance, les dispositifs publics d'aide aux victimes de violences conjugales persistent pourtant à ignorer les victimes masculines.
Aucune campagne de prévention ni étude spécifique ne les vise.
Ni les services de police ou de justice, ni les travailleurs sociaux ne sont sensibilisés et formés à leur écoute et à leur accueil. Ni davantage les médecins traitants. Les victimes LGBT ne sont pas mieux loties.
Les lignes téléphoniques d'écoute, d'informations et d'orientation les plus connues (en particulier le fameux 3919) ne leur sont pas destinées.
En France, les structures d'accueil pour les hommes victimes brillent par leur absence, contrairement à d'autres pays qui commencent à s'emparer du problème. (J'approfondirai ce sujet dans un article spécifique).

Les hommes victimes de violences conjugales endurent  isolement, discrédit, incompréhension généralisée. Invisibles et tabous dans l'espace public, ils se replient dans la honte, subissent traumatismes et souffrance en silence, dans l'indifférence collective.

Peu importe le sort de ces minorités du mauvais genre ? Inutile d'en faire un plat ?
Sauf que leur occultation nuit également

2) aux enfants

C'est un fait désormais reconnu, les violences conjugales affectent le développement physique et psychique des enfants exposés, provoquent des traumatismes, de sérieuses difficultés sur les plans affectifs, cognitifs et comportementaux.
Témoins des scènes de violences parentales, les enfants subissent une maltraitance indirecte. Ils sont parfois maltraités directement, voire tués, peuvent devenir eux-mêmes maltraitants du parent victime.
Ils développent divers troubles psychotraumatiques, des difficultés d'apprentissage, encourent un risque accru de vivre à leur tour la violence dans leur future vie de couple.

Tous les enfants de tous les couples atteints de violences conjugales vivent un cauchemar.

Bonne nouvelle, des initiatives publiques envisagent enfin une meilleure prise en compte des enfants face aux violences conjugales, des professionnels de l'enfance réclament de prendre en considération ces jeunes victimes, de repérer les enfants exposés.

Projets positifs, nécessaires, indispensables.
Mais que visent-ils, que rappellent-ils ?
La violence conjugale exercée envers la mère de l'enfant,
les violences subies par les femmes au sein même de leur couple,
la nécessité d'orienter les mamans des jeunes enfants vers les services compétents,
de réfléchir sur l'attitude à adopter envers l'enfant et sa maman exposée aux violences conjugales,
de mieux protéger les femmes et les enfants,
de mettre en place des dispositifs de lutte contre les violences faites aux enfants liées aux violences faites aux femmes.

Maman maltraite papa ? Oublié.
Papa maltraite papa ? Oublié.
Maman maltraite maman ? Oublié.

Tous les enfants de tous les couples atteints de violences conjugales vivent un enfer.

Peu importe.
Les enfants des mauvaises victimes ? Oubliés.
Ce n'est pas grave, hein. Ils sont moins nombreux.


Assez parlé des minorités négligeables.
Il est temps de se pencher sur les femmes.
Premières victimes des violences conjugales, l'oubli des autres ne peut leur nuire.
Evident, non ?
Une fois de plus, méfions-nous des évidences.
Surprise, surprise.
Effacer les "mauvaises" victimes de violences conjugales pourrait préjudicier aussi

3) aux femmes

Certes, les violences, notamment conjugales, exercées à l'encontre des femmes ne sont pas seulement plus fréquentes mais également plus structurelles et institutionnalisées (de manière variable suivant les pays).
Certes, le "conjoint violent" est souvent un homme. Très souvent, si vous insistez. 
Mais, on l'a vu, ce n'est pas toujours le cas, loin s'en faut. 
Puisque dans un couple, la volonté de faire du mal à l'autre n'appartient pas à un seul genre, pas plus que les enjeux de pouvoir et de domination.

Pourtant, les hommes demeurent stigmatisés comme les uniques auteurs des violences conjugales sous toutes leurs formes, dont les uniques victimes seraient les femmes.
Pareille approche binaire et réductrice donne les résultats suivants :

Elle oppose, d'un côté :
les hommes forts, dominateurs, agressifs.
De l'autre :
des êtres faibles à protéger, j'ai nommé les femmes.
Chacun (et chacune) enfermé(e) dans son genre, son rôle, sa nature. Fixés de toute éternité, gravés dans le marbre de la loi (divine, naturelle, scientifique, sociologique, historique, faites votre choix).

Cela vous rappelle quelque chose ?
Les bons vieux préjugés sexistes.
Le sexe fort et le sexe faible.  
Les hommes ? Tous autant qu'ils sont, des mâles dominants.
Encore et toujours, associés à la force, au pouvoir. 
Les femmes ? Des petites choses vulnérables, inoffensives, qui ne feraient pas de mal à une mouche, à moins d'y être contraintes.
Encore et toujours, enchaînées à la faiblesse, à la soumission.
Cette vision rétrograde des femmes est supposée améliorer leur condition...



Il n'est pas question d'escamoter l'importance, la fréquence et la primauté des violences conjugales faites aux femmes.
Il pourrait être question d'admettre celles dont les hommes sont victimes, l'existence même d'hommes victimes, la faiblesse de certains, la violence de certaines.
De ne plus trancher l'humanité en deux parties antagonistes, étanches, en guerre à jamais.
De reconnaître et prendre en charge la diversité des situations et des personnes concernées par les violences intrafamiliales.
De délivrer tout le monde des vieux stéréotypes sur la masculinité et la féminité.
L'ensemble de la population y a intérêt. Femmes, enfants, hommes.





4 commentaires:

  1. Bon panorama, effectivement.
    A noter aussi pour le préjugé "les hommes peuvent se défendre" qu'ils n'ont pas le droit de répliquer physiquement (et on le comprend, d'un certain point de vue, vu qu'une marque laissée constitue une preuve matérielle) sous peine d'être arrêtés par la police.

    Pour l'indifférence/la silenciation envers les minorités, il me semble que même Marlène Schiappa en avait parlé dans un de ses livres (essai sur la culture du viol, si je me souviens bien).

    Pour la situation des enfants, on peut aussi rajouter la situation des placements abusifs par l'état.

    Quoi qu'il en soit, j'ai aussi l'impression qu'il faut vraiment éviter cette catégorisation dichotomique, car d'un certain côté, ça sert justement le patriarcat en renforçant les stéréotypes. Et c'est une chose dont il faudrait se méfier un peu plus car cela pourrait se retourner contre nous un jour.

    Bonne journée à toi et merci pour cet article =)

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  2. Merci Jorda pour le commentaire !

    Comme indiqué dans l'article, je vais en poster ultérieurement un autre rien que sur cet argument très irritant des hommes qui "peuvent se défendre". Il s'agit bien d'un préjugé, à divers points de vue.

    Quant aux enfants, ils constituent effectivement des victimes collatérales des violences conjugales (toutes catégories) sur beaucoup de plans !

    Avec mes petits bras et mon petit blog, j'essaie de combattre ces stéréotypes alimentés par la vision binaire et faussée des genres.
    Bonne journée à toi :)

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  3. Une fois de plus un petit bijou de références précieuses, merci pour ces excellents arguments!

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  4. Merci Guenièvre pour ces encouragements, précieux eux aussi !

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